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Un frisson dans la nuit : le Eastwood horrifique que tout le monde a oublié

Par Geoffrey Fouillet
9 avril 2023
MAJ : 24 mai 2024
Un frisson dans la nuit : photo, Jessica Walter

Avec Clint Eastwood se fait tout petit pour échapper aux assauts de sa groupie.

Alors qu'il planche, du haut de ses 92 ans, sur son ultime film, Clint Eastwood semble vouloir repousser sans cesse l'heure des au revoir avec son public. C'est que l'icône inusable des westerns de Sergio Leone en a fait du chemin depuis, et s'il a d'abord forgé sa légende grâce à un physique que beaucoup lui enviaient, il l'a très vite étoffée en oeuvrant non plus seulement devant la caméra, mais aussi derrière. Et une chose est sûre, le bougre assure autant comme acteur que réalisateur. Vous avez dit jaloux ? Allez, on l'avoue !

Le plus étonnant, c'est qu'il ait mis en scène un premier film tel qu'Un frisson dans la nuit, pur exercice de style hitchcockien et vrai thriller paranoïaque. Et pour nous prendre encore un peu plus par surprise, il se donne le rôle de la victime, abandonnant ses habits de dur à cuire, comme il le fera à la même époque dans Les Proies de Don Siegel (le parfait double programme pour vos nuits d'insomnie, ne nous remerciez pas, c'est gratuit). Alors quoi qu'on en dise, voir le cow-boy Eastwood s'am à nous faire peur, et se faire peur par la même occasion, reste un petit évènement en soi.

  

Un frisson dans la nuit : photo, Jessica Walter, Clint EastwoodLE sourire qui vous fait craindre le pire

 

LA FAN FATALE

C'est bien connu, l'amour et la folie se rejoignent à plus d'un titre, et quand les deux finissent par se confondre, attention aux ennuis ! Dave Garver (Eastwood donc) va l'apprendre à ses dépens lorsqu'Evelyn Draper (Jessica Walter), fidèle auditrice de son émission de radio, va jeter son dévolu sur lui. Et il faut voir comment. Plus il la repousse, plus elle s'entête, comme une hydre qui se régénèrerait à chaque fois avec davantage de véhémence. Hélas, Dave n'a rien d'un Hercule des temps modernes, ni des héros eastwoodiens en colt auxquels le grand écran nous avait habitués jusqu'ici.

Un frisson dans la nuit tient d'abord à cette ironie qui impose à la figure de l'amoureuse transie, d'ordinaire inoffensive et exclue des conflits armés, le rôle d'adversaire redoutable. Alors oui, il y a des exceptions, même côté western, avec des personnages féminins aptes à aimer et défourailler de concert, tels que celui interprété par Sharon Stone dans Mort ou Vif de Sam Raimi. Mais Evelyn est d'une nature plus instable et répond en ce sens aux modalités d'un genre plus sophistiqué et trompeur, à savoir le thriller psychologique. Dave doit donc appréhender cette menace autrement qu'en faisant parler la poudre (ce serait trop facile sinon, vous imaginez bien).

 

Un frisson dans la nuit : photo, Jessica Walter, Clint EastwoodLe loup (à gauche) et l'agneau (à droite)

 

Au fond, l'évolution du héros est ici circonscrite aux fantasmes de sa groupie. C'est la dimension quasi méta du film, Eastwood cherchant à s'extraire de la case dans laquelle nombre de spectateurs et spectatrices ont voulu l'enfermer inconsciemment ou non. Quand Dave regarde son propre portrait, peint sur une toile, à travers la baie vitrée d'une superbe villa, on voit l'acteur-cinéaste contempler aussi bien un héritage qu'une façade, avec le désir évident de s'en affranchir et d'élargir sa palette.

Evelyn incarne d'une certaine façon les fans de la première heure, déçus de découvrir que leur idole ne ressemble en rien à l'idée qu'ils s'en faisaient. Dave est alors peu à peu destitué de son piédestal, et Eastwood assume de camper cette position. L'homme que l'on croyait au-dessus de la mêlée, droit dans ses bottes de cow-boy, semble continuellement déé par les évènements, accablé d'avoir failli à l'autorité qu'on lui prêtait. Un thème qui sera récurrent dans la suite de sa filmographie, peuplée de personnages héroïsés à leur corps défendant, comme dans Gran Torino par exemple.

 

Un frisson dans la nuit : photo, Clint Eastwood, Jessica WalterAlors comme ça Clint, on capitule ?

 

CRIE, MACHO, CRIE

"Après dix-sept ans à me cogner la tête contre les murs, à traîner sur les plateaux [...], à regarder les acteurs vivre l'enfer en étant livrés à eux-mêmes, et à travailler avec autant de bons que de mauvais cinéastes, je me suis senti prêt à réaliser mes propres films. J'ai mis de côté toutes les erreurs que j'avais faites et conservé toutes les bonnes choses que j'avais apprises, et maintenant je sais maîtriser mes propres projets et obtenir ce que je veux des acteurs", racontait Eastwood à l'époque de la sortie du film, comme documenté par Marc Eliot dans son livre American Rebel : The Life of Clint Eastwood.

Une déclaration qui infuse tout au long d'Un frisson dans la nuit, tant l'on sent l'acteur-réalisateur expérimenter et renouveler sa persona à différents degrés. Et cela se traduit sur le visage même de Dave, de plus en plus inquiet et grimaçant à mesure qu'Evelyn montre ses griffes. On retrouve ainsi à plusieurs reprises un procédé de mise en scène cher au western, le fameux zoom avant sur les yeux. Mais au lieu d'anoblir le personnage en lui conférant courage et puissance, cette astuce vient révéler la stupeur et l'épouvante dans son regard.

 

Un frisson dans la nuit : photo, Clint Eastwood"Maman, j'ai peur !"

 

C'est cette désacralisation du monolithe Eastwood qui crée un sentiment d'angoisse permanent. Dès qu'il en a l'occasion, Dave privilégie l'esquive à la lutte frontale, en tant que bourreau des cœurs professionnel, flânant d'une conquête à l'autre sans la moindre attache (on commence à croire qu'il a bien cherché ce qui lui arrive). Evelyn cristallise symboliquement le désir de revanche de toutes ces femmes laissées sur le carreau, et si on évitera de parler de discours féministe dans le cas présent, les procès d'intention en misogynie que l'acteur-réalisateur a essuyés à l'époque sont sans doute à nuancer.

Alors oui, un macho sommeille toujours chez le brave Clint. Le bourre-pif final de Dave à l'attention d'Evelyn a bien ce petit quelque chose du réflexe primitif, mais avant d'en arriver là, l'animateur de radio se retranche derrière son micro, file à l'anglaise pour ne pas avoir à se justifier. C'est que le héros eastwoodien semble vouloir oublier son é violent et lâcher définitivement le doigt de la gâchette. Seulement, à force d'étouffer (toutes les scènes où Evelyn l'épie ou tente de le retenir contre sa volonté), il retombe dans ses vieux travers. Quelle tragédie !

 

Un frisson dans la nuit : photo, Jessica Walter"Maman n'est pas contente"

 

WEST COAST GIALLO

Si Eastwood abandonne les pétarades expéditives du Far West, il ne fait pas dans la dentelle pour autant avec Un frisson dans la nuit, qui surfe très nettement sur la vague du giallo. En lieu et place des armes à feu, ce sont donc les armes blanches qui tranchent dans le vif, et Dave va y goûter bien malgré lui (mais que les fans d'hémoglobine se rassurent, il n'est pas le seul). Les coups de couteau font mal et affolent souvent la caméra ou le montage, rappelant les audaces formelles de tonton Hitch' – le fantôme de Psychose hante le film – et les débordements kitsch de Dario Argento (la performance grand-guignol de Jessica Walter n'y est pas étrangère non plus).

En misant progressivement sur une violence au corps-à-corps, Eastwood accède à une sensualité nouvelle dans son cinéma, et tant pis si certaines scènes, dont un improbable age musical où Dave se dénude au propre comme au figuré, évoquent un mauvais téléfilm érotique diffusé en deuxième partie de soirée. C'est aussi à cet endroit que le cow-boy porté aux nues par Leone choisit de s'autosaboter, en fendant l'armure et en ajoutant une corde plus sensible à son arc.

 

Un frisson dans la nuit : photoCalifornia dreamin'

 

Le décalage étrange, mais fascinant, entre les paysages ensoleillés de la côte californienne et les dérapages sanglants d'Evelyn participe aussi de la dimension romantico-tragique du film. Basic Instinct fera de même une quinzaine d'années plus tard en associant la folie meurtrière de son antagoniste au décor idyllique d'un littoral, avec plages rocheuses et soleil couchant à la clé. Et si la ressemblance est frappante, ce n'est certainement pas une coïncidence, Eastwood et Paul Verhoeven ayant tous deux profité des panoramas de la ville de Carmen.

Toujours est-il que les deux films sont difficilement comparables, surtout à l'aune de leur dénouement. Avec Un frisson dans la nuit, l'horreur le dispute à la mélancolie, et c'est au fond ce qu'exprime Evelyn à la fin, en guise d'adieu à Dave : "Parce que cette jeune fille ne vivait avec aucune autre pensée que d'aimer et d'être aimée de toi" (référence au très beau poème d'Edgar Poe, Annabel Lee). Oui, Eastwood connaît ses limites, mais le voir se remettre en question ainsi est un bel exploit, qui plus lorsqu'on se raconte soi-même devant et derrière la caméra.

 

Un frisson dans la nuit : photoMême lacéré, il a la classe

 

Avec ce premier film aussi curieux que mal-aimé, Eastwood réussit donc à se construire en tant que réalisateur tout en déconstruisant son aura d'acteur. Qu'il ait choisi le genre du thriller psychologique à tendance horrifique pour y arriver relève presque de l'anomalie tant il s'en détournera ensuite au profit des westerns, polars et drames humanistes qui feront sa renommée. On aurait donc pu tracer une carrière tout hitchcockienne à Eastwood, mais le bougre avait à l'évidence d'autres plans en tête, et on ne s'en plaint pas.

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Hocine
Hocine
il y a 2 années

@robindesbois

C’est toujours un plaisir pour moi de parler du cinéma de Clint Eastwood.

Oui, Un Frisson dans la nuit peut être diffusé sur une chaîne de télé comme TCM, qui est spécialisée dans le cinéma américain et que j’apprécie énormément pour cette raison. Cela dit, j’ai le sentiment que TCM s’adresse plutôt à un public de niche ou au moins, un public particulièrement cinéphile.

Un Frisson dans la nuit peut être aussi diffusé sur Arte ou Paramount Channel. Cette dernière chaîne peut diff des films de la Universal.

De manière générale, les films de Clint Eastwood, à partir de Pour une Poignée de Dollars (1964), sont très accessibles en dvd. On peut même trouver certains films des années 50 où Clint fait de courtes apparitions: La Revanche de la Créature, Tarantula, La Corde est prête, Brisants Humains, Lafayette Escadrille.

Dernièrement, un western de 1958, resté longtemps inédit, a été édité en zone 2 française: Ambush at Cimarron (Le Cri de guerre des Apaches en VF). C’était alors le rôle le plus important que Clint eût tenu au cinéma, son nom arrivant troisième au générique. Après ce film, Clint décrochera de manière décisive le second rôle de la série télé Rawhide, qui lui servira de véritable tremplin à sa carrière d’acteur.

Hocine
Hocine
il y a 2 années

@ringo, @Yo et @Kyle Reese

Évidemment, Un Frisson dans la nuit n’est pas complètement oublié. C’est un constat qui est relatif: cela dépend des générations de spectateurs et des différents publics. On ne peut pas ne prendre en compte que les fans de la première heure non plus ou les cinéphiles. De ce fait, si on réalisait un sondage auprès du grand public, pour savoir quel est le film qui lui vient à l’esprit, lorsqu’on évoque Clint Eastwood, je ne suis pas certain qu’Un Frisson dans la nuit soit parmi les plus cités. De même, je ne pense pas que Mosquito Coast figure parmi les films auxquels on pense instinctivement, au sujet d’Harrison Ford. Si on prend le coffret Clint Eastwood l’intégrale 1958-2019, édité par Warner Bros, l’image qui l’illustre est tirée de Magnum Force, pas de Bronco Billy, Honkytonk Man ou Chasseur Blanc Coeur Noir.

RobinDesBois
RobinDesBois
il y a 2 années

@Hocine sympa les anecdotes, j’ignorais que le père de Clint était décédé durant la préparations du film.

Sinon il e souvent à la télé, en tout cas il e près d’une fois par an sur TCM il me semble.

Ringo
Ringo
il y a 2 années

Vous sous-estimez le public ! On ne l’a pas oublié ce film, véritable plaisir coupable et film à contre-emploi pour Eastwood. Chapeau pour une première réalisation.

Hocine
Hocine
il y a 2 années

@Dario 2 Palma
Breezy est en fait le troisième film réalisé par Clint Eastwood, le deuxième étant L’Homme des Hautes Plaines. Breezy est en encore plus méconnu qu’un Frisson dans la nuit.
Ce qui est bien dommage car il vaut vraiment le détour. Breezy a également été tourné dans la région de Carmel. Il a des points communs avec Un Frisson dans la nuit, l’hystérie en moins.

Hocine
Hocine
il y a 2 années

Un Frisson dans la nuit (1971), première réalisation de Clint Eastwood, est un film qui s’inscrit dans la continuité des Proies de Don Siegel (1970): Clint y est, encore une fois, un homme-objet, déconstruisant son image établie par la trilogie du Dollar de Sergio Leone (1964-1966), Un Shérif à New York de Don Siegel (1968) ou Quand les aigles attaquent de Brian G. Hutton (1968), à savoir celle d’un homme d’action, solitaire, peu bavard et sûr de lui, qui contrôle son environnement et ayant recours à la violence. Certains n’hésitant pas à qualifier le personnage qu’on identifie traditionnellement à Clint, de tueur sans émotion. Les Proies et Un Frisson dans la nuit constituent ainsi un tournant majeur dans sa carrière, juste avant l’autre tournant majeur, L’Inspecteur Harry de Don Siegel (1971).

Lors de la séquence introduisant le personnage joué par Clint, Dave Garver, alors qu’il se trouve à l’extérieur d’une maison surplombant l’Océan Pacifique, il contemple son propre portrait à travers une baie vitrée, censé être réalisé par sa petite amie dans le film. Plus tard, Evelyn Draper, en découvrant ce portrait, estimera qu’il ne reflète pas la réalité et qu’il propose une version idéalisée de Dave Garver, qui selon elle, a en réalité des yeux plus froids que ceux du portrait. Bref, dès son premier film de réalisateur, Clint Eastwood, à travers un thriller hitchcockien, pose les jalons de son cinéma, en s’en prenant directement à sa persona d’acteur, sa mythologie, son image, son visage et son corps, représentant par extension l’Amérique.

J’aime beaucoup Un Frisson dans la nuit: même si ce n’est pas le plus abouti, il n’en demeure pas moins déterminant dans la carrière de réalisateur de Clint. Il y a une liberté de ton, une authenticité des lieux et des rapports entre les personnages. Le personnage joué par Clint semble d’ailleurs très proche de ce que pouvait être Clint dans la vraie vie: un amateur de jazz et de femmes, tranquille et nonchalant. A noter que le tournage s’est déroulé dans son fief de Carmel et de la région de Monterey, au sud de San Francisco. Le film comporte aussi un côté mélancolique: Clint avait perdu son père au moment de la préparation du film, ce qui a bien pu l’influencer.

Le projet avait initialement été proposé à Steve McQueen, qui l’a rejeté, en s’apercevant que le personnage féminin principal était plus intéressant que le personnage masculin. Évidemment, on a pratiquement tous remarqué les similitudes entre Liaison Fatale d’Adrian Lyne (1987) et Un Frisson dans la nuit. Il y a quelques années, des rumeurs de remake d’Un Frisson dans la nuit circulaient: Ben Affleck y était un temps attaché. Un autre projet aurait impliqué Will Smith.

Un Frisson dans la nuit est un film à voir et à revoir. J’ai eu l’opportunité de le voir plusieurs fois sur grand écran, au gré des ressorties et des rétrospectives consacrées à Clint.
C’est un film rarement diffusé à la télé mais qu’on peut facilement trouver en dvd ou bluray.

yo
yo
il y a 2 années

personne l a oublié, a part les incultes….

RobinDesBois
RobinDesBois
il y a 2 années

Un de mes films fétiches. Je le revois presque chaque année depuis 25 ans.

J’aime TOUT dans ce film:
– La première réalisation de Clint
– La photographie magnifique
– La ville de Carmel pour décor, ville dont Eastwood deviendra maire
– L’ambiance jazzy, le début des années 70, le festival
– Le scénario simple mais pourtant parfait
– Le portrait hyper pertinent de cette auditrice perturbée
– Le titre Français qui est très beau mais le titre Américain qui l’est tout autant « Play Misty For Me »
– Misty d’Erroll Garner

Si je devais emporter un seul film avec moi sur une île déserte ça serait peut être celui-ci.

Dr.Zaius
Dr.Zaius
il y a 2 années

Super film, précurseur dans son genre, bien avant Liaison Fatale par exemple. Et moi non plus je ne l’avait pas oublié. En même temps, en tant que fan d’Eastwood difficile de ne pas s’en souvenir. Et l’actrice est formidable dans son rôle. Bref, Merci pour ce coup de projecteur sur ce film. Dans un autre style et toujours avec le grand Clint, l’excellent Les Proies de Don Siegel mérite lui aussi une piqûre de rappel.

Dario 2 Palma
Dario 2 Palma
il y a 2 années

Un très bon premier film en effet, tendu, stressant, superbement interprété par Jessica Walter. C’est finalement un des Eastwood réalisateur que je préfère, avec le film qui suivra BREEZY, écrit d’ailleurs par la même scénariste Jo Heims.