Après Delicatessen, Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro ont réalisé un bijou, avec Ron Perlman et Judith Vittet.
C'était après film malade au destin chaotique.
C'était en 1995. Judith Vittet reste encore 25 ans après une oeuvre fabuleuse et unique. Retour sur cette folle et belle aventure.
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IMAGINARIUM IMPERIUM
La Cité des enfants perdus commence avec le Père Noël et ce n'est pas anodin : tout est une question d'imaginaire dans le film de Jeunet et Caro, des deux côtés de l'écran. Il aura fallu beaucoup d'imagination au duo pour inventer cet univers farfelu et unique en son genre, entre steampunk, conte tordu et science-fiction. Le scénario entier tourne d'ailleurs autour de ça, avec le vieux et triste Krank qui cherche désespérément à voler des rêves en kidnappant des enfants, ultimes coffres aux trésors pour l'imaginaire.
Il aura également fallu beaucoup d'imagination à Ron Perlman pour accepter ce rôle, lui qui ne parlait pas un mot de français, et devait donc apprendre phonétiquement ses dialogues. Et à GoldenEye.
Et il aura fallu de l'imagination au gros million de spectateurs français, qui se sont laissés tenter par cette aventure qui ne ressemblait à rien d'autre, ne rentrait dans aucune case classique, et n'avait rien d'évident pour attirer le grand public.
La Cité des enfants perdus, c'est donc le triomphe de l'imaginaire, dans l'histoire des personnages comme dans celle de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro. C'est la victoire d'une certaine vision du cinéma (français). Et même si cette vague fantaisiste, ambitieuse et folle, a été courte, elle a été majeure.
Flatter le cerveau des opérations financières
LA CLAUDIE DES ENFANTS TERRIBLEMENT PERDUS
Delicatessen est bien sûr é en premier. En 1991, le duo Caro-Jeunet avait déjà été remarqué avec notamment des courts-métrages mémorables comme Le Bunker de la dernière fatale en 1981, mais leur premier long-métrage est une petite tornade. Un univers insolite, un budget de 25 millions de francs soutenu par UGC, environ 1,4 million d'entrées en salles, 4 César (dont meilleur premier film et meilleur scénario original) et une belle carrière internationale (c'est après l'avoir vu que Sigourney Weaver a pensé à Jeunet pour Alien 4) : le triomphe est sensationnel.
Sauf que La Cité des enfants perdus a été écrit avant Delicatessen, et un autre projet intitulé 110 en-dessous de zéro, qui lui ne verra jamais le jour au cinéma (il a depuis été adapté en bande-dessinée). C'était leur projet de cœur, et leur cœur les a vite ramenés à lui.
À Culture en 2020, Caro racontait : "On était un peu... naïfs, sûrement. On a eu un peu de succès avec Le Bunker, on a écrit le sujet qu'on avait envie d'écrire, un conte. Et on n'a pas trouvé de financement. lls ont dû voir rappliquer les petits jeunes, et ils se demandaient ce que c'était. Donc personne ne nous a fait confiance. Qu'à cela ne tienne : on en a écrit un autre. Et là, on a trouvé un producteur. On a même fait tout le storyboard sur ordinateur. Bon, on n'a pas trouvé le financement non plus...
Après, on a été un tout petit peu plus malins. Avec Jean-Pierre, on a écrit un petit traitement d'une vingtaine de pages, pour aller convaincre un producteur. C'était Delicatessen. Et là, on a eu l'immense chance de rencontrer Claudie Ossard, qui a cru dans ce projet et s'est battue. Ça a été long, pas simple, mais on a réussi à le faire."
Déjà le goût des costumes dans Delicatessen
Le nom de la productrice Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain. La productrice avait d'ailleurs discuté avec eux de La Cité des enfants perdus lorsqu'ils essayaient d'en faire leur premier film.
Toujours à Culture, Caro expliquait : "Et donc après avec le succès de Delicatessen - ce qui a le plus surpris UGC c'est que ça s'est vendu comme des petits pains dans 40 pays, ils n’avaient jamais vu ça, pour un film français en plus -, on en a profité pour ressortir le sujet qui nous tenait à cœur, La Cité des enfants perdus. Mais UGC ils n’y sont pas allés. C'était trop cher, trop de risques. Mais par contre on a eu 3, Canal, qui nous ont suivis. Le succès de Delicatessen a vraiment permis qu'on le fasse."
UGC distribuera tout de même le film, et ce sera un événement : La Cité des enfants perdus est présenté en ouverture du Festival de Cannes 95, l'année où Braveheart la même année par exemple.
UGC confronté à un projet qui sort des cases
LA HAINE VISUELLE
"Merveille de perfection technique et d’imagination visuelle, mais échec de cinéma" : en quelques mots, la critique très méprisante des Inrocks à l'époque témoigne parfaitement du rapport parfois très compliqué au cinéma visuellement ambitieux, et aux artistes ionnés par cet aspect du septième art. De quoi expliquer l'uniformisation d'une grosse partie de la production depuis, et la nature extraordinaire des anomalies dans le système, comme les œuvres de Jeunet et Caro.
Misère à ceux qui oseraient déséquilibrer la formule établie, en mettant l'accent sur les décors, la lumière, les costumes et la musique, avec de fortes inspirations BD. Et tant pis si Jeunet le premier assumait le désir d'une version moderne des contes de Perrault et du Petit Poucet, revendiquant l'apparente simplicité de l'intrigue, pour déplacer l'attention sur la construction d'un monde, surchargé de sens à tous les niveaux.
C'est pour cette raison que le générique déborde de talents pour les sens : Pitof aux effets spéciaux numériques, et Jean Rabasse aux décors (il avait travaillé sur Delicatessen). Une bande incroyable.
Même le casting de Ron Perlman a été magique. Après l'avoir découvert dans La Guerre du feu, qu'ils ont réussi à le er. L'acteur a par la suite viré son agent.
Au générique, Marc Caro est crédité pour la direction artistique et Jean-Pierre Jeunet, pour la mise en scène. L'un sur l'aspect artistique et l'autre, sur les acteurs, selon leurs propres mots. Une alliance magique, d'une envergure ici fantastique. Delicatessen était l'histoire d'un immeuble, d'une petite rue et de quelques égouts ? La Cité des enfants perdus se déroulera entre une plateforme au milieu des eaux et une cité portuaire labyrinthique. Il y a un paquebot qui s'écrase sur la ville, des fonds marins remplis de mines, des puces dressées, des personnages séparés par de grandes distances, et beaucoup de péripéties.
Dans La Cité des enfants perdus, tout est faux, et tout est vrai. Faux, car ce monde incroyable a été créé de toute pièce, en studio. Vrai, car tout ou presque est là, solide, concret à l'image. Les acteurs ont baigné dans ces eaux et ces vapeurs. Et les spectateurs peuvent se dre à cette aventure, avec la sensation palpable que tout ça est digne d'un grand rêve éveillé, qui flirte avec le cauchemar.
Sur le budget de 90 millions, une grosse part a été dédiée aux effets visuels. Les trucages numériques ont été gérés par la société Dubois, avec Pitof pour superviser des milliers d'images retouchées. Mais c'est surtout le rendu de Buf Compagnie, sur les images de synthèse comme les puces, qui a été un événement à l'époque, avec des mois de travail pour quelques minutes. La boîte commençait à peine à se faire une place sur le marché et depuis, elle a décollé avec Spider-Man 3.
La puce à l'orée du nouveau millénaire
À TOUTE ÉPREUVE
Mais derrière le classique, il y a une épreuve de production. L'ampleur du tournage a été parfois monstrueuse, avec notamment la gestion des clones de Dominique Pinon, qui a impliqué une rigueur extrême. Dans un article de l'époque, Libération mentionnait des fosses où les gens tombaient dans l'incroyable décor construit pour la ville portuaire.
En interview avec The Skinny, Jeunet se souvenait : "On a fait chaque décor en vrai. Il y avait un énorme plateau avec une mer, des vagues, les rues, le canal - c'était fantastique. Le premier jour, on s'est perdus sur le plateau, c'était tellement grand. C'était unique. C'est l'un des derniers films faits en réel. Les images de synthèse c'est cool parce qu'au final, on peut avoir un meilleur résultat, mais la joie pour y arriver est différente. Toute ma vie je me souviendrai de l'expression des enfants découvrant le plateau. Ils étaient totalement estomaqués, la bouche grande ouverte. Même Ron Perlman était stupéfié."
La productrice Claudie Ossard parlait d'un tournage très dur, laborieux même, avec de gros risques financiers, dont elle n'avait pas peur : "Avec Delicatessen, j'ai pris de vrais risques financiers, à chaque fois je fais peur à mes coproducteurs. Pour moi, l'argent est un moyen de faire des choses créatrices. Et je n'ai pas envie d'utiliser ces moyens à des choses attendues, même si ma démarche est toujours populaire."
La Cité des enfants perdus marquera néanmoins une limite : quelques mois après la sortie, C.O. Productions, la boîte de Claude Ossard co-productrice avec Studio Canal+ et le groupe Lumière, était annoncée en dépôt de bilan par Les Echos. Malgré 25 millions de francs de ventes à l'étranger avant la sortie en salles, et 1,3 million d'entrées en , le film n'avait apparemment pas été à la hauteur de son budget de 90 millions. Sa carrière américaine a notamment été très réduite, contrairement à Delicatessen. Néanmoins, C.O. Productions survivra, jusqu'en 2005, et Claude Ossard fondera notamment Eurowide Film Production en 2007.
WHO WILL PAY MY DREAMS AWAY ?
Encore plus avec le recul sur l'évolution du cinéma dans nos contrées, et la frilosité des producteurs et/ou des distributeurs et/ou du public, La Cité des enfants perdus reste un monument dans son genre. Rarement le cinéma français aura volé si haut dans cette direction, avec autant d'étoiles scintillantes alignées pour servir une telle ambition.
Le film a certes des faiblesses, quelques baisses de rythme, et un univers si riche qu'il menace parfois de s'écrouler sous son poids. Plusieurs éléments sont laissés sur le bord de la route, comme ces étranges cyclopes, montrant bien que la volonté de créer ce monde a parfois précédé les besoins narratifs. Mais malgré tous ces défauts, il y a plus de cinéma, de vie et de beauté dans La Cité des enfants perdus, que dans des centaines de films plus carrés et efficaces.
En 2016, Jeunet reparlait du film avec The Skinny : "La dernière fois que je l'ai regardé j'étais plutôt content. Je vérifiais le Blu-ray et je voulais juste voir le début, mais je n'ai pas pu arrêter. J'ai regardé tout le film donc c'est bon signe. Je me souviens que quand j'étais à Los Angeles en train de préparer Alien la résurrection, le cinéma de l'autre côté de la rue ait La Cité des enfants perdus. J'y suis allé, j'ai même payé ma place, et j'étais complètement déprimé, je ne voyais que les défauts. Ce n'est pas un film parfait, notamment les 15 premières minutes. C'est un peu compliqué et on avait besoin de plus de plans parce que c'était très difficile de tourner, mais après 20 minutes ça devient mieux. J'en suis content."
One et Miette, une histoire d'amour pure
La Cité des enfants perdus est précieux pour une autre raison : c'est le dernier film du duo Jeunet et Caro, qui se sont séparés après pour tracer leurs routes. Caro avait l'opportunité de participer à Alien, la résurrection, mais voyant le peu de marge de manœuvre possible, il partira très vite. Toujours à Culture, il racontait :
"Jean-Pierre a été appelé pour ce projet, et il m'a appelé pour lui filer un coup de main. Je me suis dit, 'Ah super ! Je peux faire la créature ?'. Non, c'était déjà pris en main par les mecs qui faisaient les animatroniques et tout ça. Les vaisseaux spatiaux alors ? Non, y'a un anglais qui s'en occupe. Donc je lui ai demandé, en quoi puis-je t'aider ? Et c'était les costumes. J'ai pu lui filer un petit coup de main sur les costumes. À vrai dire, je trouve qu'il y a que celui de Dominique Pinon, le fauteuil roulant tout ça... y'a des petits bouts comme ça, c'est ce qui reste des travaux que j'ai pu faire. Mais je n’étais même pas sur le tournage, j'ai filé un coup de main en préparation."
Allégorie des artistes face à l'avenir d'un certain cinéma français
Depuis, Caro a participé à l'élaboration des univers de une comédie avec des robots), après des années de rejet et ime côté cinéma traditionnel. La fête est finie, ou du moins, elle a lieu ailleurs.
L'imaginaire est-il désormais condamné à de toutes petites cases dans nos contrées ? Grande question. Avec ce doute en tête, La Cité des enfants perdus n'en est que plus beau. Quoi de mieux, comme dernier film d'un duo iconoclaste, qu'un conte noir sur la victoire de l'imaginaire, qui résiste à tout et surtout aux ennemis ?
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C’est la stricte vérité. Avec ce spectacle on y a cru !
J’en garde un incroyable souvenir et là, vous me faites penser que je ne l’ai jamais revu depuis sa sortie ciné !
Rah quelle époque.
Le risque pris, l’ambition fabuleuse, la réunion de talents Incroyables au services d’un conte étrange et poétique unique et tout ça en .
J’avais iré le travail incroyable accompli et la réussite visuelle. Je ne suis.pas sûr d’avoir été complètement charmé par le film a l’epoque peut être un peu trop étouffant dans mon souvenir, trop special.
A revoir sous peu pour le redécouvrir et peut être mieux l’apprécier.
Mais votre article me fout le bourdon quand on voit le manque d’ambition actuel et surtout toutes ces comédies faciles et surtout pas drôles qui squattent les productions françaises.
Ce film semble avoir été une exception mal récompensé.
Et même quand ça marche niveau succès ex Le pacte des loups, ça n’engrange pas vraiment de nouvelles ambitions chez les producteurs et financiers. La faute à quoi, au public qui ne suit pas ?
Ou sont les grands films ambitieux européens. C est sur qu’avec ce que ns vivons en ce moment ce n’est pas demain la veille que ça changera au niveau ciné. Alors qu’au niveau série l’évolution positive est la depuis l’arrivée des plateforme de streaming.